- PROSPECTIVE ET FUTUROLOGIE
- PROSPECTIVE ET FUTUROLOGIED’abord limités au domaine économique et visant seulement le court terme, les efforts de détermination de l’avenir sont devenus depuis quelques années beaucoup plus ambitieux; ils tendent à porter sur tous les domaines et visent maintenant le long terme: l’an 2000 et même au-delà. De plus, à des démarches assez improvisées et peu systématiques se substitue peu à peu une approche de l’avenir de caractère scientifique. La prospective, dénommée aussi «futurologie», commença aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale, servant principalement des fins militaires; elle fut développée en France par Gaston Berger, à partir de 1957, selon une orientation plus philosophique, puis, de façon plus élaborée, par Bertrand de Jouvenel: elle connaît actuellement en de nombreux pays un grand développement. Tandis que ses méthodes se précisent, on est conduit à se poser des questions assez fondamentales sur sa nature et sa portée et à se demander dans quelle mesure elle constitue une science, à situer ses démarches par rapport à celles de l’histoire, à déterminer ses relations avec les spéculations philosophiques et religieuses sur l’avenir, d’origine beaucoup plus ancienne.L’essor de la prospective s’explique sans doute par les progrès des méthodes de connaissance et par l’obligation de plus en plus urgente où se trouvent des hommes de prendre des décisions engageant l’avenir, souvent à longue échéance: mais il s’explique aussi par l’intérêt croissant qu’on porte aujourd’hui au futur. Cet intérêt est suscité non seulement par des raisons qui ne sont point nouvelles – curiosité, fuite hors du présent, besoin de changement –, mais encore par des angoisses et des espérances qui, n’ayant point le caractère émotionnel et mythique des peurs et des rêves d’antan, procèdent d’une prise de conscience très concrète de la réalité présente: d’un côté, les armements nucléaires, la surpopulation, l’altération quasi catastrophique de l’environnement, la dégradation du patrimoine génétique, la manipulation biologique et psychologique de l’être humain, l’accaparement du pouvoir par un petit nombre et le caractère de plus en plus technocratique de ce pouvoir; d’un autre côté, la libération des tâches pénibles grâce à la technique, la victoire sur les maladies, l’élévation du niveau de vie, le développement des loisirs, le meilleur aménagement de la nature, l’universalisation de la communication entre les hommes et, plus globalement, l’accroissement qualitatif de l’existence et des possibilités humaines.1. Fondements de la science du futurDéterminisme, hasard et libertéLe futur s’offre à l’homme sous trois modes sans doute intimement associés mais qu’il importe de distinguer: un futur nécessaire, procédant de déterminismes auxquels on doit se soumettre; un futur aléatoire, totalement imprévisible (le «nez de Cléopâtre»); un futur libre, à construire.De nombreux déterminismes commandent l’avenir. Il en est que l’on ne soupçonne pas mais que fait reconnaître une investigation attentive, précisément celle que poursuit la prospective. Parfois l’on se croit libre alors qu’on ne l’est pas. À l’inverse, il arrive qu’on estime inéluctables des évolutions qui ne le sont aucunement. L’inéluctable n’est parfois que le déguisement d’une volonté de puissance, qui s’impose à une opinion insuffisamment informée. Il est aussi d’autres déterminismes, dont on pense qu’ils peuvent être mis en question, mais auxquels cependant on ne voit guère la possibilité de s’opposer, telle la loi qui veut que l’on n’arrête pas le progrès.Quant au hasard dans l’histoire, on peut hésiter sur la place à lui faire. On dit souvent que, si tel événement fortuit s’était ou ne s’était pas produit – humeur d’un responsable, accident, attentat, par exemple –, la face du monde aurait été changée. Mais on peut se demander s’il ne s’agit pas là seulement de fluctuations à la surface de l’océan de l’histoire qui n’affectent aucunement ses courants profonds.L’avenir volontaire apparaît comme ayant un champ qui s’étend sans cesse. Grâce aux moyens dont on dispose aujourd’hui, notamment les techniques informatiques, grâce aux progrès des méthodes de prévision et de planification, et, plus largement, de la conduite rationnelle de l’action, il paraît possible à l’homme, dans une large mesure, de faire l’avenir. Mais alors se pose la question fondamentale du choix des finalités. Qui aura la charge de les fixer? Comment se constitueront, comment seront arbitrées les doctrines et les idéologies concurrentes qui prétendent commander le futur? Comment s’assurer que l’avenir souhaitable est un avenir possible? D’autre part, à supposer que l’accord se réalise sur les fins, il reste à élaborer le programme qui permettra de les atteindre. S’il s’agit d’un domaine suffisamment restreint et d’un avenir assez proche, par exemple de l’ordre d’une décennie, la tâche paraît possible. Mais, à plus longue échéance, tant d’incertitudes apparaissent qu’on peut se demander si un programme valable peut être établi. En admettant qu’il puisse l’être, il faudra maintenir dans l’exécution l’unanimité de départ et faire en sorte que les besoins du court terme ne viennent pas contrarier les exigences du long terme.Ainsi, dès l’abord, la prospective se révèle comme une entreprise singulièrement ardue et qui doit associer des démarches de types très divers.La science du futurLes procédés dont use la prospective en vue de scruter l’avenir ne sauraient être considérés comme permettant de constituer à proprement parler une science. Ils demeurent, en grande partie, mal définis et sont, de plus, assez disparates. Aussi la dénomination de futurologie, utilisée pour qualifier de telles recherches, est-elle quelque peu abusive: elle risque de suggérer que la prospective sait clairement où elle va et comment elle doit y aller, et qu’elle est capable d’atteindre des conclusions vraiment assurées, ce qui est loin de correspondre à la réalité. De plus, ainsi désignée, la prospective pourrait sembler constituer une science nouvelle, alors qu’à bien des égards elle n’est qu’un regroupement de sciences existantes, son caractère propre résidant surtout dans le fait qu’elle envisage dans la perspective de l’avenir les aspects multiples de la société humaine déjà pris en charge par des disciplines bien définies.La prospective n’en offre pas moins des traits nettement scientifiques qui la distinguent des manières traditionnelles de traiter du futur. Elle présente, en effet, les caractères généraux du savoir scientifique, entendant s’occuper du futur de manière systématique, méthodique et aussi rigoureuse que possible. Cependant – et c’est sagesse de sa part –, elle est ouverte à des approches du futur de types très divers; elle évite de s’enfermer dans une «orthodoxie» méthodologique qui lui ferait négliger les apports de démarches où le sentiment et l’intuition ont une large part. Ainsi, dans la méthode dite Delphi, on interroge séparément des experts à l’aide de questionnaires individuels, qui cherchent à dégager des vues convergentes en rapprochant des réponses. On voit même la prospective porter attention à la science-fiction et aux «utopies», qui relèvent bien plus de la littérature que de la science, mais où se rencontrent parfois des anticipations traduisant une profonde perception de l’avenir. Tel est le cas notamment du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et de La Machine à explorer le temps de H. G. Wells.De plus, ainsi que l’a souligné G. Berger, les recherches les plus méthodiques et les plus rigoureuses sur le futur ne sauraient être fécondes que si elles se fondent sur une pleine disponibilité. Elles supposent que nous sachions nous libérer de façons de voir, de catégories qui conditionnent notre vision des choses, mais que l’avenir ne saurait plus accepter. C’est avant tout cette «conversion» qui constituait la prospective pour G. Berger, alors qu’on donne à celle-ci aujourd’hui une acception beaucoup plus large et plus déterminée, du fait que sont mieux connues les possibilités d’une investigation méthodique du futur.Tout en faisant ainsi une grande part à des dispositions générales, à des «sentiments», à des intuitions, la prospective adopte de plus en plus des manières de faire précises qui accentuent son caractère scientifique. Elle procède à des inventaires de faits, de facteurs aussi complets que possible. Elle analyse de façon rigoureuse les situations. Elle s’efforce d’exploiter les intentions, les motivations des comportements individuels et collectifs. Elle se préoccupe de mettre en évidence aussi bien des interdépendances que des indépendances. Elle cherche à atteindre les phénomènes les plus essentiels, les «variables clés». Elle élabore des schémas, des «modèles» de l’avenir.La démarche prospective relève de deux types qui correspondent aux deux aspects du futur: le futur «inéluctable», le futur à faire. L’investigation du premier type constitue une science factuelle, positive; celle du second type est aussi une science, mais une science de l’action, une science normative.Cherchant dans toute la mesure du possible à reconnaître le futur dans les données du présent, la prospective est amenée à porter attention à deux catégories de faits: les tendances lourdes et les faits porteurs d’avenir. Les tendances lourdes sont constituées par l’ensemble des données dont l’évolution future semble déterminée et prévisible avec un faible risque d’erreur: évolution démographique, rythme du progrès technique, de l’urbanisation, permanence de certaines règles de droit, de certaines habitudes de vie, traditions culturelles, idéologiques, religieuses. Les faits porteurs d’avenir, qui le plus souvent sont peu perceptibles, ne constituent que des réalités embryonnaires dont l’importance ne tardera pas à s’affirmer et qui auront des répercussions profondes et étendues. Ainsi en est-il de récentes inventions, comme celle du laser, ou de l’apparition de groupes sociaux marginaux, par exemple les hippies, ou encore l’informatique et les nouveaux modes de télécommunication.Le statut et l’objet de la prospective posent aussi la question plus générale et plus fondamentale de ses rapports avec l’histoire. Deux points de vue semblent ici s’opposer selon qu’on voit dans l’avenir une reconduction ou au contraire une négation du passé. En fait, l’avenir est à la fois l’une et l’autre. Sans doute, pour définir l’avenir, doit-on porter son attention surtout sur les nouveautés qu’il offre. G. Berger conseillait avec raison de rompre avec la tendance traditionnelle à penser l’avenir dans le prolongement du passé. Mais, pour faire l’avenir, doit-on se libérer entièrement du passé? Si puissante que soit aujourd’hui la pression de la nouveauté, on voit se perpétuer une tension entre un passé qui veut durer, entre des institutions, des traditions qui entendent se maintenir, et des forces novatrices qui cherchent à s’en affranchir, entre deux fidélités antagonistes, l’une au passé, l’autre à l’avenir. Celle-ci ne doit point conduire à sacrifier celle-là. Il ne s’agit pas de conserver tout le passé, dont bien des aspects sont périmés tandis que d’autres se maintiennent avec une vigueur singulière. La méconnaissance de ce fait risquerait de fausser gravement notre vue de l’avenir. De plus, si notables que soient les nouveautés et les mutations qui vont marquer celui-ci, elles ne sont peut-être pas beaucoup plus radicales que celles qui caractérisent le passé, telles que le miracle grec, l’avènement du christianisme, la constitution de l’esprit scientifique moderne au XVIIe siècle, la révolution kantienne. Enfin, tout en présentant nombre d’aspects inédits, l’avenir s’analyse en catégories de problèmes, de structures, d’interactions, de processus dont l’identification et la caractérisation sont souvent, formellement du moins, de même nature que ceux qu’offre le passé. Aussi l’expérience et la méthode de l’histoire, surtout sous la forme compréhensive et intégrée où celle-ci se présente aujourd’hui, peuvent-elles être très utiles aux futurologues.En tant que science d’un futur à faire, à inventer, la prospective constitue néanmoins une entreprise éminemment créatrice. Elle doit avoir la maîtrise de ses démarches et les conduire de façon aussi rationnelle et cohérente que possible, mais, en même temps, il lui faut faire appel à toutes les ressources de l’imagination. Comme le note Robert Jungk, il faut à la prospective des «idées folles», une «liberté de carnaval», de l’«inouï», du «jamais vu», de l’«inconcevable».Ainsi dans la méthode dite des scénarios s’associent imagination et raison: tantôt l’on se donne a priori une image du futur, puis on en dégage toutes les implications en remontant dans le temps jusqu’à la situation actuelle, scénario dit contrasté parce que l’image terminale dont on cherche à mesurer l’accessibilité s’oppose vigoureusement par certains de ses traits à l’image actuelle; tantôt – scénario tendanciel – on part de la situation actuelle, et, utilisant les tendances d’évolution, l’on chemine par des « simulations » jusqu’au terme fixé à la «prospection». On conçoit aisément toutes les hypothèses qu’implique la mise en œuvre de telles méthodes, notamment en ce qui concerne la pérennité de certains facteurs économiques, culturels et sociaux, qu’il a bien fallu admettre pour rendre viable la démarche. Aussi l’avenir atteint est-il beaucoup plus un avenir simplement possible et probable qu’un avenir dont la réalisation est assurée. Néanmoins ces procédés constituent un guide précieux grâce auquel, par la suite, on aura la possibilité de «situer» rapidement d’autres évolutions, d’autres objectifs, d’autres politiques.On comprend que cette audace devra s’accompagner d’une grande prudence. La prospective propose davantage des conjectures que des certitudes, et il lui faut corriger sans cesse ses prévisions par des processus itératifs qui s’appuient sur l’appréciation des écarts constatés entre ses conclusions et la réalité.À cet égard, les «modèles» se révèlent très utiles malgré leurs imperfections. Leur élaboration impose, en effet, l’analyse des interactions entre les divers «éléments» du futur, auxquels on peut assigner des programmes d’évolution. Jouer avec le modèle constitue en fait la seule forme d’expérimentation qui soit à notre portée. Elle a l’avantage de faire apparaître les blocages possibles de l’évolution, les «scénarios de l’inacceptable», et de suggérer un ou plusieurs «schémas de réforme» du modèle pour débloquer l’avenir.Mais, si l’utilisation des modèles à des fins exploratoires est pleinement justifiée, il serait dangereux de les considérer comme donnant des images représentatives de l’avenir: si complet que soit un modèle, il ne prend en compte, en général, que des phénomènes aisément quantifiables (démographie, productions industrielles et agricoles, ressources minières, etc.) en négligeant les facteurs culturels, sociaux, philosophiques, qui sont cependant essentiels. Les modèles négligent aussi habituellement les rapports de force et ne font que rarement place aux situations conflictuelles.En fait, c’est l’analyse comparée des modèles mondiaux qui s’est révélée être un des outils intellectuels les plus pénétrants des prospectionnistes.2. Prospective et prospectivesQuant à l’étendue du domaine visé, l’exploration du futur se présente sous deux formes bien distinctes: une prospective globale qui embrasse la totalité de l’avenir, c’est-à-dire l’humanité tout entière, toutes les composantes de la vie et de l’activité de l’homme; des prospectives particulières limitées soit à l’une de ces composantes, soit à une seule nation. Ce sont les prospectives particulières qui se sont développées les premières, mais surtout dans les domaines militaire, économique et technologique. Plus récent est le projet d’une réflexion prospective intéressant tous les domaines; plus récent encore celui d’appréhender le futur dans sa réalité globale, non seulement par intégration des prospectives particulières, mais en outre selon une démarche propre, visant à saisir le dynamisme d’ensemble qui porte l’humanité vers l’avenir. C’est ce projet qui caractérise essentiellement les travaux actuels sur l’avenir, notamment ceux que poursuivent les «Instituts du futur» qu’on voit se multiplier. Mais, devenue plus critique et plus soucieuse de se définir, la prospective d’aujourd’hui s’interroge sur la nature et la validité de ces deux types de démarches, les unes globales, les autres particulières, et sur leurs rapports. Deux séries de questions se présentent. D’abord, la légitimité des prospectives particulières suppose que les domaines sur lesquels elles portent ont une suffisante autonomie pour pouvoir être isolés, ou du moins pour que les interdépendances internes qui y jouent soient nettement plus importantes que les interdépendances externes qui lient ces domaines entre eux, et à cet égard, ce n’est pas sans appréhension que l’on voit parfois se développer de manière encore trop autonome les prospectives technologiques ou économiques, et surtout la prospective de l’éducation ou celle de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire (il faut cependant accepter de telles études séparées, faute de quoi l’on verserait dans une futurologie générale vague, confuse et sans portée).Quant à la prospective globale du futur, elle suppose l’appréhension d’un si grand nombre de facteurs et d’interactions qu’on peut se demander s’il est possible d’en venir à bout. Sans doute peut-on y discerner les traits dominants – les tendances lourdes évoquées plus haut – qui sont relativement indépendants des processus de «détails». Néanmoins, les images simples qu’on en forme peuvent être souvent trompeuses. Une analyse quelque peu sévère révèle que ces tendances recouvrent en fait des situations très diverses, fort difficiles à cerner et faisant intervenir de multiples facteurs dont le rôle et l’évolution ne sont pas aisés à déterminer. Ainsi en va-t-il des concepts de société de consommation, de civilisation industrielle, de société capitaliste, dont se satisfait trop facilement le grand public. Une telle entreprise, qui ne doit pas pour autant être découragée mais doit être conduite avec beaucoup de prudence, s’impose en de multiples domaines, notamment pour la définition d’une politique du développement, qui, au sens de plus en plus large que prend aujourd’hui cette expression, n’est finalement pas autre chose que la prospective globale elle-même, à ceci près que, jusqu’à présent, elle n’a été envisagée le plus souvent que dans un cadre national. Et, même dans ce cadre restreint, elle apparaît souvent inapte à proposer des politiques efficaces de développement, par manque d’imagination dans le domaine de l’«innovation sociale». Mais ici ce n’est pas la prospective qui est en cause: ceux qui la pratiquent ont souvent du mal à se dégager de schémas préconçus. Ainsi, il a fallu près de vingt ans pour que les études prospectives sur le Tiers Monde prennent en compte les facteurs culturels du développement.3. Tendances actuellesStructures sociales, valeurs, idéologiesOn comprend aisément que la prospective ait, jusqu’ici, surtout retenu comme composantes du futur les facteurs technonologiques et économiques. Ils étaient les plus facilement saisissables et, en même temps, c’est à leur sujet que se posaient les questions les plus immédiates; de plus, ce sont ces facteurs qui apparaissaient comme devant connaître les évolutions les plus sensibles. Les facteurs sociaux, moraux et idéologiques étaient estimés plus stables et aussi – du moins pour certains futurologues – de moindre poids. Mais, depuis quelques années, un notable revirement s’opère, surtout en Europe, notamment avec les travaux du Tchécoslovaque Radovan Richta et ceux de plusieurs équipes françaises. La prospective sociale et la prospective des valeurs prennent une importance croissante, contribuant à donner à la prospective globale un horizon beaucoup plus large et plus équilibré. Ainsi se substitue à une vision de l’avenir, abusivement conservatrice, une vision beaucoup plus dynamique. D’ailleurs, les crises de la jeunesse ou des Églises et, plus généralement, la mise en question croissante de la société font apparaître que nombre de structures et de comportements, qu’on croyait constituer le cadre immuable de la société, sont susceptibles de connaître de profondes transformations, qu’il s’agisse des institutions de gouvernement et d’administration, de l’entreprise, de l’école, de la conception de l’autorité, de la famille, du genre de vie. De plus, les pluralismes sociaux, culturels, idéologiques et les tensions et conflits qui en résultent, à peu près complètement négligés par les premiers travaux de prospective, sont aujourd’hui mis au premier rang des facteurs de l’évolution de la civilisation occidentale.Aussi convient-il de récuser aussi bien une certaine prospective de style américain, qui se donne pour cadre une conception libérale et démocratique de la société dominée par la rationalité et servie par l’expansion technologique et industrielle, qu’une prospective de style soviétique qui subordonne l’évolution sociale aux impératifs du marxisme. La prospective doit prendre en compte les aspirations, les valeurs, les idéologies dans toute leur diversité. Mais alors de multiples questions se posent. Les conflits idéologiques iront-ils en s’accentuant ou bien verra-t-on s’aménager leur coexistence? Entre les diverses idéologies qui se disputent l’avenir, certaines s’imposeront-elles, les autres s’affaiblissant graduellement? Assistera-t-on à un dépérissement des idéologies favorisant la prédominance du technique et de l’économique, ou bien les idéologies limiteront-elles la pression technologique et économique sur la société?La prospective a eu l’illusion dans les années 1960-1966 que sa démarche conduirait sans trop d’efforts et presque assurément à un «consensus». Il s’est révélé inaccessible. Cette déception a conduit à affirmer plus nettement la différence fondamentale entre la prospective exploratoire, qui recense les futurs possibles, en évalue les avantages et les défauts, en mesure la probabilité, et la prospective normative, qui choisit le futur à atteindre et définit les chemins qu’il est nécessaire de prendre pour y arriver.Pour certains, le normatif doit être exclu de la prospective, dont le rôle est de définir les scénarios possibles et probables, et de dégager les critères auxquels les scénarios doivent répondre pour être considérés comme souhaitables. Au-delà commencerait l’action politique. En fait, cela revient à poser le problème des rapports entre la prospective et les «pouvoirs», rapports souvent assez ambigus pour que la prospective apparaisse comme une gêne, alors même qu’elle peut contribuer à poser correctement les problèmes liés aux processus de prises de décision.Prospective et philosophie ou théologie de l’histoireL’interrogation de caractère global, réflexif et systématique sur l’avenir ne date pas de l’avènement de la prospective. Pour se limiter à l’époque moderne, des penseurs tels que Hegel, Marx, Toynbee, Spengler, Max Weber et, plus récemment, Teilhard de Chardin ont déjà proposé des «modèles» d’avenir qui sont dignes d’attention. À ces vues d’inspiration et de conception assez diverses, qui peuvent cependant être rangées sous le terme générique de philosophie de l’histoire, il faut joindre les représentations de l’avenir que proposent un certain nombre de grandes religions, le christianisme tout particulièrement. Philosophiques ou religieuses, ces approches de l’avenir sont-elles entièrement différentes de celle de la prospective? Une telle question s’inscrit dans le débat toujours ouvert entre connaissance scientifique et connaissance philosophique et religieuse, et invite à n’accueillir qu’avec beaucoup de réticences les rapprochements qui pourraient avoir l’allure d’une intégration ou d’un «concordisme».Du côté de la pensée philosophique et religieuse, on est porté, plus ou moins explicitement, à voir dans la prospective une investigation ne portant que sur les traits concrets et particuliers de l’avenir, et, de ce fait, n’interférant pas avec les théories spéculatives ou doctrines sur l’avenir, qui se proposent, à un niveau fondamental, d’en exprimer le «sens». Pour certains philosophes, la prospective ne s’attacherait qu’aux aspects les plus extérieurs et les plus superficiels de l’avenir, et elle serait portée à majorer la signification des changements entraînés notamment par le progrès scientifique et technique, alors qu’en fait ceux-ci ne renouvelleraient aucunement la condition humaine, le statut foncier de l’homme et de l’espèce. Les futurologues, de leur côté, ont tendance à regarder les considérations sur l’avenir émises par les philosophes et les théologiens, notamment celles de Teilhard de Chardin, comme des vues trop générales et trop peu opérationnelles pour mériter de retenir l’attention. Cette attitude critique risque de s’accentuer dans la mesure même où s’intensifient l’autonomie et la «pureté» méthodologique des démarches prospectives. Cependant, l’opposition entre les penseurs et les futurologues ne paraît que partiellement justifiée. Dès lors que, pour déterminer le futur, la prospective prend en compte aussi bien les déterminismes à inventorier que les choix à faire, elle rencontre, surtout lorsqu’elle se place à un point de vue global, des problèmes d’interprétation et de sens qu’elle ne peut éluder, car ils commandent essentiellement la consistance et la dynamique du futur. Plus particulièrement, si certaines des décisions qui orientent l’avenir s’imposent au nom de la cohérence et de la raison «positive», il en est d’autres qui impliquent la détermination de finalités et donc une philosophie, une «idéologie». Dans un monde pluraliste, cette détermination conduira nécessairement aux affrontements évoqués plus haut. Qu’elles soient spiritualiste ou matérialiste, chrétienne ou marxiste, les idéologies n’acceptent pas de se voir remplacées par la prospective, mais entendent bien en être les guides. De telles revendications sont assurément légitimes, à la condition toutefois que les orientations ainsi données ne soient pas présentées comme s’imposant au nom de la science. L’idéologie joue dans la prospective le rôle d’un «référentiel». Mais son adoption procède d’un libre choix. Par ailleurs, la prospective pourra contribuer à dénoncer les a priori, les vues trop simples, les déterminations trop précises et les concordismes de certaines philosophies et théologies de l’histoire. Elle les aidera à se purifier et à mieux définir leurs méthodes et leurs objectifs, en venant justifier et compléter les démentis que bien souvent les faits auront déjà apportés à leurs pronostics. De façon plus positive et plus constructive, la prospective offre à la réflexion philosophique et théologique une ample matière à réflexion, l’invitant à ne pas s’enfermer dans des conceptions trop abstraites et intemporelles, notamment en ce qui concerne les valeurs et les normes morales et, plus généralement, la condition de l’homme.L’organisation des études prospectivesAu cours des dernières années, se sont multipliés des organismes qui se donnent pour objet direct la prospective dans ses aspects les plus amples et les plus généraux. On retiendra seulement, dans une liste déjà fort longue: aux États-Unis, la «Commission pour l’an 2000», dirigée par D. Bell; le «Centre de recherche sur le futur» de la Rand Corporation, créé en 1948, l’Hudson Institute dirigé par Hermann Kahn; en Allemagne, la «Société pour les problèmes du futur», dirigée par R. Jungk; en Grande-Bretagne, «Mankind 2000», groupe international fondé en 1967; en France, l’association internationale «Futuribles» dont le principal animateur est Bertrand de Jouvenel. À côté de ces institutions à vocation universelle, où se pratique un très fécond travail pluridisplinaire, on rencontre de plus en plus d’équipes qui se consacrent exclusivement à la prospective dans des organismes internationaux (à l’O.N.U. et au sein de ses institutions spécialisées, à l’O.C.D.E.), au sein des grandes administrations (notamment des organismes de planification et de ceux qui s’occupent d’aménagement du territoire ou de questions militaires) et des grandes entreprises.Ce foisonnement d’organismes pose des problèmes de coordination encore mal résolus. De plus, certains d’entre eux, surtout parmi ceux qui ont les visées les plus larges, ou parmi ceux qui sont liés aux instances gouvernementales, auraient parfois tendance à s’arroger un pouvoir de définition de l’avenir dont on peut s’inquiéter. Sans nier l’utilité des organismes spécialisés dans la prospective, il convient d’insister sur la nécessité d’ouvrir la prospective au plus grand nombre. Ce sont tous les humains qui ont la responsabilité de l’avenir, et chaque citoyen doit être entendu dans la préparation des décisions qui en fixent l’orientation.
Encyclopédie Universelle. 2012.